Claude Hudelot

Rappelle-toi, Marc Perrone.

Peut-être as-tu oublié notre première rencontre. C’était à Fontblanche, aux Rencontres Musicales Méditerranéennes organisées par Jean-Marie Carlotti et le groupe Mont-Jòia, formidable ensemble. J’avais convaincu Les après-midi de France-Culture de couvrir cet « ovni » qui fleurait bon l’Occitanie, un doux anarchisme, mai 68 pas loin. L’esprit libertaire soufflait encore sur la Provence…

Fontblanche. Une allée de peupliers centenaires et un petit bois où il faisait frais à l’ombre. Avant même de te voir j’ai entendu les accords de ton accordéon diatonique…

Tu enseignais. Etait-ce en 1976, 1977 ? Assis autour de toi, quelques jeunes gens attentifs, subjugués, leur instrument sur les genoux. Parmi eux, il y avait Nathalie, la fille d’un ami musicien, Bernard Connac, devenu un excellent « cabrettaïre », joueur de cabrette, la cousine occitane du biniou, de la cornemuse et du bagpipe …

 

D’autres sonorités fusaient dans le petit bois mais c’est vers ton accordéon que nous nous sommes dirigés, à l’aveugle. Tu étais déjà, sans le savoir, notre Joueur de Hamelin !

Ecoutant l’autre jour la délicieuse et très poétique émission « Etonne-moi Benoit » de Benoit Dutertre (France Musique) dont tu étais l’invité, cette image m’a semblé juste. Car tu nous as, mon cher Marc, entraîné dans une folle tarentelle durant…des dizaines d’années. C’est la vérité. Et je t’en suis, nous t’en sommes tous reconnaissants.

Je t’ai suivi tout d’abord grâce à des créations d’autant plus somptueuses qu’elles avaient l’apparence, ô combien trompeuse, de la simplicité. De temps en temps, nous glissions, aux « Après-midi » une de tes compositions, telle La Forcelle ou cette valse lente tirée du film de Bernard Tavernier « Un dimanche à la campagne », deux purs chefs d’œuvre, qui n’ont pris aucune ride, au contraire. Simplement, les voilà devenus des classiques.

Beaucoup plus tard, en 1992 à Pékin, où je venais d’être nommé attaché culturel, j’ai eu le désir fou de donner à la Fête de la Musique inventée par Maurice Fleuret et Jack Lang, un lustre d’autant plus inédit que personne en Chine ne connaissait cet événement, lequel allait devenir planétaire.

Or cette Chine-là, enfin sortie de son maoïsme écrasant, retrouvant des couleurs, des plaisirs oubliés,  malgré l'effroyable massacre de Tian An Men au printemps 1989, s’était remise à danser dans les parcs au son le plus souvent de l’accordéon. Des danses qui ouvraient la journée, vers 6, 7 heures du matin. C’était un spectacle très rétro et vraiment magique ! Il fallait voir ces couples enlacés, dansant  le fox-trot, le tango ou le paso-doble avec dignité, avec pudeur, les bras haut levés, le port de tête altier, traversant l’espace d’une esplanade à grandes enjambées, souriant, heureux d’être là.

« Bon sang mais c’est bien sûr ! », cette fête de la musique se placerait sous l’aile bienveillante de l’accordéon, le « piano du pauvre » comme chantait Léo Ferré. Et aussi « soufflet à chagrin », « boite à frissons », « piano à bretelles », "boîte à punaise", "branle poumons"...

D’autant que l’instrument, chromatique celui-là, avait essaimé dans tout le pays, même durant les pires années, celles du Grand Bond en Avant et de la « Révolution culturelle », car identifié comme « populaire et révolutionnaire ». Les accordéonistes, jeunes surtout, ses comptaient alors par millions…

Rendez-vous est pris avec plusieurs associations nationales. Réaction enthousiaste à l’idée d’accueillir des « collègues ». Miraculeusement, un mécène français, Elf, représenté en Chine par Michel Labie, apprécie cette idée…

Tu fus le premier contacté. Er spontanément, avec ta générosité légendaire – qui « transpirait » dans l’émission de France-Musique – tu as suggéré de venir avec Marcel Azzola, entouré de Lina Bossati au piano et de Didi Duprat à la guitare. Quel beau chapelet déjà ! Azzola, le grand Azzola , celui que Jacques Brel interpellait dans Vesoul ... «  Chauffe, Marcel, Chauffe ! » Et il chauffait l’animal !

Ayant eu le grand plaisir d’avoir interviewé « le » Jo Privat à Belleville un matin d’été dans le car de France-Culture, celui-ci fit aussi partie du voyage comme de bien entendu. Le musette de la rue de Lappe dans toute sa splendeur et sa gouaille pour mieux fêter la musique !

Quand j’y repense, Marc : toi, le prince du diatonique, Marcel, l’empereur du chromatique et Jo, le roi du musette, quel trio ! Il fallait oser non ?

Et je n’oublie surtout pas Marie-Odile Chantran, avec sa vielle, sa voix – quelle belle chanson ce poème de Charles Baudelaire qu’elle vient de mettre en musique sur votre dernier CD, Babel-Gomme -, Marie-Odile et ses cuillères.

Avant votre venue, avec mon assistante de l’époque, Madame Li Qiaoyuan, nous avions écumé les parcs de Pékin aux aurores pour offrir aux couples de danseurs les plus talentueux et les moins timides deux billets… à la seule condition qu’ils danseraient. Tous savaient qu’il y aurait un buffet !

Un grand, un très grand moment.

Tendu aussi, car la Gong’anju – la police – refusait que le concert ne se tienne…Et encore moins que des dizaines de jeunes accordéonistes invités pour donner l’aubade aux invités qui pénétraient dans ce grand hôtel ne soient autorisés à jouer. On vit même apparaître quelques revolvers, furtivement il est vrai, tandis que vous commenciez « la balance ». Motus et bouche cousue : vous ne saurez rien de cet épisode scabreux.

Te souviens-tu, Marc, de l’orage diluvien, des rues inondées, des invités par centaines retardés, bref de la panique ? Or les ventres chinois, réglés à l’époque sur l’heure fatidique – 18h – criaient déjà famine. 

Le tout Pékin était là et bien là, notre ambassadeur, S.E Claude Martin en tête. Et aussi des dizaines de couples fringants, ces laobaixing, ce petit peuple de Pékin ébloui de se retrouver là, dans un palace rutilant, accueilli de plus par une quarantaine de gamins postés à chaque porte, tenant un accordéon souvent plus grand qu’eux et jouant dans un joyeux tohu-bohu !

Le spectacle que vous avez tous donné fut une splendeur. Votre connivence, vos talents fusionnels firent merveille. 25 ans après, je suis prêt à parier que les ex jeunes accordéonistes s’en souviennent encore.

Et puis, il y eut ce petit concert privé donné pour quelques amis grâce à ton diatonique en haut d’une tour qui dominait l’immense avenue de Chang’An et ce champagne qui coulait à flots.

Le Joueur de Hamelin n’en avait pas fini.

Quatre ans après, en 1996, lors du Festival du Centenaire du cinéma que l’Institut franco-japonais du Kansai avait organisé à Kyoto avec nos collègues européens directeurs des centres culturels allemand, british et italien, alors que nous rendions hommage aux frères Lumière et à leur ancien condisciple au lycée de Lyon, l’industriel Katsutaro Inhabata, introducteur du « cinéma Lumière » au Japon, tu as donné, cette fois seul sur une scène immense, à peine éclairé par une poursuite, un autre concert tout aussi mémorable tandis que passait sur un écran géant Tire-au-flanc (1928), le film muet de Jean Renoir où s’illustrait déjà Michel Simon. Ta musique, avec son souffle, donnait de belles couleurs à ce petit chef-d'oeuvre d'humour, en soulignait à merveille la drôlerie...

Je me souviens d’une salle pleine à craquer, surprise, subjuguée, conquise. C’était phénoménal de te voir assis coté jardin, ta tête doucement inclinée, soutenant avec finesse cette histoire hilarante et sans doute un rien déroutante pour le public kyotoïte. Une fois n’est pas coutume : au Japon, où les applaudissements se font le plus souvent très discrets, ce fut ce soir-là un crépitement, une belle ovation.

Et maintenant "Babel-Gomme" et cette émission, « Etonnez-moi Benoît », que je conseille à chacune et à chacun d’écouter en podcast.

J’ai entendu cette belle poésie pour ouvrir votre entretien, tes réparties judicieuses, éclairantes, ton humanité profonde.

Rien n’a changé, malgré les turpitudes de la vie chantées par ton ami André Minvielle. Je t’écoutais depuis la terrasse de notre « nid d’aigle » à Bali. Tu parlais des Cajuns, du fabuleux accordéoniste noir Fontenot…J’ai pensé alors aux frères Balfa, à ton collègue Nathan Abshire, lui aussi "fondu" du diatonique. Je l'avais enregistré pour France-Culture, en compagnie d ‘un autre ami, Bernard Mounier, dans le village de Mamou quelques semaines avant sa mort.

Comment ne pas être sensible au bel hommage que tu rendis, au mircro de France-Musique, à Marcel Azzola, que je salue avec respect et amitié ? Marcel et ses 90 balais !

Pourtant, Marc, ce qui m’a semblé le plus touchant, le plus émouvant, c’est cette évocation de la banlieue, ta banlieue, associée un temps avec ce petit gars de Gentilly qu’était Robert Doisneau.

Ce soir-là (décalage horaire oblige), une boucle semblait bouclée. Mais non. Te voilà reparti dans de nouveaux projets et nous nous en réjouissons. 

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